En mai dernier, chez l'opérateur privé de transports Transdev (qui exploite des bus, des tramways et des métros), on a bien failli sabrer le champagne. Le motif ? Un rapport parlementaire qui révélait pour la première fois le vrai coût des Intercités (les ex-Corail et les trains de nuit) : 340 millions d'euros de pertes par an pour la SNCF, en grande partie compensées par des subventions. En conclusion, le texte appelait à ouvrir quelques lignes à des concurrents de la compagnie, histoire de voir s'ils pourraient faire mieux… «On s'est dit, ça y est ! On va enfin pouvoir montrer de quoi on est capables ! », se souvient un haut dirigeant de Transdev. L'entreprise, déjà présente dans des dizaines de villes en France, attend depuis des années qu'on l'autorise à faire rouler des trains. Las, le 3 juillet, le ministre des Transports, Alain Vidalies, a annoncé qu'il ne retenait pas la proposition…
Briser le monopole de l'opérateur historique ? Tous nos voisins ont déjà franchi le pas. Au Royaume-Uni, en Allemagne, en Autriche, en Italie, aux Pays-Bas, en Suède, au Portugal, en Pologne et récemment en Espagne, des trains privés circulent aux côtés de ceux de l'opérateur historique. Chez nous, l'idée fait surface à chaque nouveau quinquennat… avant de retomber dans l'oubli. La proposition d'ouvrir les Intercités à la concurrence a, par exemple, été mise sur la table en 2008 par Nicolas Sarkozy. Mais qui s'en souvient ? Aujourd'hui, la droite le jure, si elle revient au pouvoir en 2017, elle s'attellera à cette réforme. « Ce sera l'une des premières que nous ferons voter ! », promet le secrétaire d'Etat aux Transports sous Sarkozy, Dominique Bussereau. Bien vrai ? De toute façon, nous n'aurons bientôt plus le choix : Bruxelles, qui a imposé la libéralisation du fret en 2006, compte en effet rendre la concurrence obligatoire dans le transport de voyageurs entre 2019 et 2022… Eh bien, c'est une très bonne nouvelle ! « Pendant des années, on nous a fait croire que libéraliser le rail était une hérésie, s'agace Yves Crozet, économiste spécialisé dans les transports et professeur à l'université Lyon 2. Mais en réalité, nous aurons tout à y gagner. »
Il faut dire que notre SNCF nationale ne nous offre guère de motifs de nous réjouir. Selon une enquête de l'UFC-Que choisir, le taux de satisfaction des usagers, qui était encore de 73% en 2006, est tombé à 54% cette année. En cause, la ponctualité défaillante (sur les lignes TER et RER, près de 10% des trains arrivent avec plus de six minutes de retard), mais aussi l'état des rames. Correct dans beaucoup de TGV et de TER, il est plus que médiocre dans les RER et surtout dans les Intercités, dont la moyenne d'âge dépasse 33 ans… Quant aux tarifs, les usagers les jugent opaques et excessifs au regard du service rendu. Du coup, l'idée de mettre la SNCF en concurrence fait son chemin parmi les Français. Selon un sondage Ipsos commandé par Transdev en mai 2014, 69% d'entre eux estiment que ce serait une «bonne chose». La Fédération nationale des associations d'usagers des transports (Fnaut), qui peste régulièrement contre les manquements de notre compagnie nationale, plaide désormais elle aussi pour l'ouverture du rail. Dans une récente tribune, ses responsables estimaient que cela «permettrait d'améliorer les performances économiques et la qualité du service».
C'est clairement ce qui s'est passé chez nos voisins. En Allemagne, par exemple, où 25% des lignes régionales sont empruntées par des trains privés (1% sur les grandes lignes), la ponctualité n'a cessé de progresser. L'an dernier, la proportion de convois arrivant à l'heure a atteint 94,9%, cinq points de plus que chez nous ! Le score est identique aux Pays-Bas et il frôle les 97% en Autriche, deux pays qui ont adopté à peu près le même système. Les Britanniques aussi n'ont qu'à se louer de la mise en concurrence de leurs chemins de fer, décidée en 1994. Certes, les débuts ont été calamiteux, car les Anglais n'y sont pas allés de main morte. L'entreprise nationale a été démantelée de façon très brutale, sa branche voyage découpée en vingt- cinq entités régionales, elles-mêmes vendues au privé. Du coup, le réseau a été complètement désorganisé, les retards et les problèmes de correspondance se sont multipliés, si bien qu'il a fallu revoir la réforme. Le nombre de concessions régionales a été réduit, le réseau, un temps privatisé, a été renationalisé, et un sévère système de pénalités a été mis en place : il sanctionne les retards ou le manque de propreté, par exemple.
Mais les résultats sont là. Aujourd'hui, les trains british n'ont plus rien à envier aux rames tricolores ! Une visite dans le London Overground, l'équivalent de notre RER, permet de s'en convaincre : les gares sont ultramodernes et en excellent état (les opérateurs sont chargés de les entretenir), on pourrait manger par terre tant les quais sont propres et il n'y a pas un déchet à bord. «Un seul graffiti peut nous valoir une centaine de livres d'amende s'il n'est pas nettoyé au bout d'une heure», commente Sam Russell, un responsable de Lorol, l'entreprise qui gère l'Overground. En Italie, où la principale ligne à grande vitesse (Milan-Naples via Rome) est désormais desservie par la compagnie privée NTV en plus de l'historique Trenitalia, c'est le confort à bord qui a fait un bond en avant. Pour se démarquer, NTV a défini de nouveaux standards : Wi-Fi gratuit accessible dans toute la rame, petits salons en classe affaires, restauration soignée à bord… Et en plus, cette émulation a fait chuter les prix de 30% !
Il y a peu de chances que cela se produise en France. D'abord parce que nous ne sommes pas prêts à ouvrir nos lignes de TGV. «Chez nous, prévoit Yves Crozet, on commencera vraisemblablement par ouvrir les lignes les plus subventionnées, les TER ou les Intercités, comme cela a été le cas en Allemagne.» Ensuite parce que les tarifs hexagonaux sont déjà relativement bas par rapport à ceux du reste de l'Europe. Un avantage en trompe-l'œil, car nos trains sont littéralement gavés de subventions publiques. Le croira-t-on ? Sur la ligne Lyon-Bordeaux, les pouvoirs publics, Etat ou collectivités locales, ont versé l'an dernier 275 euros pour chaque passager ! Au total, la SNCF et les lignes régionales ont englouti la bagatelle de 13,5 milliards d'euros d'argent public en 2014, 3,5 milliards de plus qu'en 2010, soit près de 700 euros par contribuable. Quant à la dette du système ferroviaire, qui continue de se creuser à la vitesse de 3 milliards d'euros par an, elle devrait atteindre 56,7 milliards en 2020. «Pour stopper cette inquiétante dérive, nous n'avons plus le choix, il faut libéraliser les chemins de fer de toute urgence !, s'égosille Dominique Bussereau. Ça a marché chez nos voisins allemands, pourquoi s'en priver ? » Outre-Rhin, les aides versées par les Länder pour faire fonctionner les trains régionaux ont en effet chuté de 21%. Chez nous, la facture des TER – 5,8 milliards en 2014 – n'a cessé de grimper sur la même période au rythme de 4,4% par an…
Par-delà ces histoires de gros chiffres, ce qu'espèrent les partisans de l'ouverture, c'est qu'elle oblige la SNCF à faire enfin sa mue. Après tout, la Deutsche Bahn aussi était enkystée depuis des décennies dans des pratiques d'un autre âge et personne ne pensait outre-Rhin qu'elle serait capable de se réformer. Placés au pied du mur par l'ouverture à la concurrence, ses syndicats ont pourtant accepté, presque sans mot dire, une impressionnante série de réformes. En quelques années à peine, la productivité a été dopée – elle a grimpé de 28% depuis 1994 – de nouvelles règles de travail ont été imposées, des dizaines de milliers de postes supprimés, et le coûteux statut des cheminots a été réformé. De quoi faire rêver (ou trembler) en France, où les avantages accordés aux conducteurs, contrôleurs et agents d'entretien (retraite à 52 ou 57 ans, avancement de carrière à l'ancienneté…) font mécaniquement augmenter la masse salariale plus vite que l'inflation. Cette masse s'est envolée de 1,3 milliard d'euros en dix ans, malgré 25.000 suppressions de postes…
Tout cela, le patron de la SNCF l'a bien en tête. Pris en tenailles entre l'immobilisme de la CGT (52% des voix avec SUD-Rail) et la pleutrerie des gouvernements tétanisés par la perspective de la moindre grève, Guillaume Pepy n'a disposé jusqu'à présent que de peu de marge de manœuvre. Las de se voir en permanence critiqué pour la timidité de ses réformes, il compte désormais sur le spectre de la concurrence pour avancer ses pions. Depuis quelques mois, il milite tout haut pour une «ouverture expérimentale» du rail. «Cela peut être un outil pour améliorer notre transformation, expliquait-il fin juin à Capital. Pour ne pas se retrouver avec des concurrents qui proposent le même service en beaucoup moins cher, nous nous sommes engagés à baisser nos coûts.» Le choc risque en effet d'être rude : les dirigeants de Transdev font d'ores et déjà miroiter aux élus régionaux des rabais immédiats de l'ordre de 20 à 25%…
Dans le fret, libéralisé depuis 2006, cet argument n'a pourtant pas suffi à convaincre les syndicats. Il aura fallu attendre 2010 et des dizaines de contrats perdus au bénéfice des rivaux du privé pour que les choses commencent à bouger, timidement : la polyvalence a été introduite et 4.000 postes ont été supprimés. De toute évidence, Guillaume Pepy n'a pas l' intention de se laisser engluer une seconde fois. S'il ne parle plus de toucher au statut des cheminots, le patron de la SNCF espère au moins convaincre les syndicats d'accepter une réforme de l'organisation des tâches et donc du fameux RH077. Ce Code du travail maison, rigide, complexe et long comme le bras, fixe les temps de service, de pause déjeuner et de repos minimaux à la minute près. «C'est ce règlement qui empêche, en pratique, beaucoup de nos employés de faire 35 heures productives», soupire le boss. Cet hiver, le sujet va enfin être mis sur la table à l'occasion des négociations sur le «cadre social harmonisé», sorte de convention collective du rail qui doit unifier les conditions de travail chez tous les opérateurs, dans la perspective d'une libéralisation. Dans l'entourage du président, on assure être confiant. «Nous allons peut-être avoir droit à quelques grèves, mais le gouvernement devrait nous garantir son soutien face aux syndicats.»
Dernier argument des pro-concurrence : son effet sur le trafic. En Angleterre, il a grossi de plus de 80% depuis 1995. En Allemagne, les taux de remplissage ont grimpé en flèche et le nombre de trains sur les voies a augmenté de 27%. Résultat : plus de billets vendus et surtout plus de recettes pour les gestionnaires des réseaux, qui perçoivent des péages à chaque passage. C'est cela qui leur permet de financer les travaux d'entretien. Or cet argent, nos infrastructures en auraient bien besoin : faute d'investissements, leur état se dégrade en effet de façon préoccupante, à tel point que les trains ne peuvent rouler à vitesse normale que sur 3.000 kilomètres de lignes. «On estime qu'il nous manque 1,8 milliard d'euros par an rien que pour stopper le vieillissement des voies, atteste Guillaume Pepy. Pour vraiment les renouveler, il en faudrait beaucoup plus !»
Jusqu'à présent, les gouvernements, de gauche comme de droite, ne s'en sont guère préoccupés. Ils ont préféré investir des milliards dans de nouvelles lignes de TGV. Nicolas Sarkozy en a lancé pas moins de quatre (Tours-Bordeaux, Le Mans-Rennes, contournement Nîmes-Montpellier et Rhin-Rhône). Après avoir récemment donné son feu vert à la LGV Poitiers Limoges – 1,6 milliard d'euros de budget prévu – passant outre l'avis défavorable du Conseil d'Etat, le gouvernement vient de valider les projets de lignes Bordeaux-Dax et Bordeaux-Toulouse. «L'Etat est peuplé d'élus locaux qui rêvent tous d'avoir le TGV chez eux, soupire Yves Crozet. En Europe, tout le monde a compris que cela ne servait à rien de construire de nouvelles lignes, si celles qui existent déjà sont en mauvais état. Mais nous, on s'entête… »
Le match France-Allemagne du transport ferroviaire
. Productivité : 28% en plus depuis 1994 en Allemagne ; 20% en moins que ses concurrents pour la SNCF.
. Subventions : 19% en moins en dix ans en Allemagne ; 47% en plus en dix ans en France.
. Résultats : 500 millions d'euros de profits sur le réseau allemand en 2013 ; 3,2 milliards de pertes pour le réseau français.