Économie Samedi dernier à 0h00
SNCF-RFF : voix discordantes du rail
Enquête, couacs et dysfonctionnements, parfois absurdes, se multiplient entre l’opérateur ferroviaire et le propriétaire des infrastructures.
Par CATHERINE MAUSSION
Kafka au pays du rail ? Comme si les maux du chemin de fer français, l’état calamiteux des voies, le sous-investissement dans le matériel ou la congestion de certains axes ne suffisaient pas, voilà que la SNCF et le propriétaire du réseau ferré RFF se disputent les commandes. Depuis quelque temps, les hoquets de la gouvernance du rail se multiplient. Car le pilotage quotidien des 29 000 kilomètres de voies est (mal) partagé entre Réseau ferré de France, le propriétaire du réseau, en charge de l’infrastructure, et l’exploitant SNCF, son sous-traitant. Guillaume Pepy a résumé cette bataille du rail d’une petite phrase lapidaire en septembre, lors d’un séminaire de presse : «Dans aucun système ferroviaire en Europe, il n’y a, comme en France, celui qui dit [soit Hubert du Mesnil, président de RFF, ndlr] et celui qui fait [Guillaume Pepy].» Ajoutant : «Un réseau pour deux patrons, ce n’est pas une situation d’avenir !»
Cacophonie. Les exemples de dysfonctionnements abondent. Pour preuve, cet étrange apartheid entre personnels de la SNCF, selon qu’ils prennent leurs ordres ou non auprès de RFF. «RFF a fait mettre une vitre en sous-sol du RER C, à la gare des Invalides [à Paris],pour que les aiguilleurs ne parlent pas aux agents de la SNCF chargés d’informer les voyageurs des retards», raconte-t-on du côté de la SNCF. Cette cloison vitrée sépare les aiguilleurs rattachés à RFF, le regard rivé sur leurs pupitres et qui localisent en temps réel les trains, des agents du Pivif (Pôle d’information voyageurs d’Ile de France) rattachés à la SNCF, fichés eux aussi devant leurs écrans. Cette étanchéité voulue par la DCF (la Direction de la circulation ferroviaire), une entité de RFF (le gestionnaire du réseau), ne gêne pas Jules (1), trente ans d’aiguillage : «On ne travaille plus dans le brouhaha.» Mais, Mélanie, de l’autre côté de la vitre, s’inquiète : «Il faudra veiller à la réactivité.»
Cette séparation physique illustre la complication du circuit. D’où un risque de cacophonie. Vendredi, le train corail 3913 tombe en panne. Les aiguilleurs, à la manœuvre, détournent le trafic sur une voie parallèle. L’ordre de repartir est donné à 18 h 42. Mais les RER, bondés, ne s’ébranleront qu’à 19 h 35. Quarante-cinq minutes de gel absurde à l’heure de pointe, à cause d’un couac dans la chaîne de communication entre services.
Jusqu’à quand ? Depuis deux mois, on se presse au chevet du rail, malade. Les assises du ferroviaire, lancées en septembre par la ministre de l’Ecologie, Nathalie Kosciusko-Morizet, et celui des Transports, Thierry Mariani, ont entendu deux mois durant chacun (syndicalistes, économistes, politiques, acteurs publics et privés…) dévider la pelote des critiques. Et il n’était même pas question du big-bang attendu le 11 décembre, lors du changement de service hivernal, avec 85 % des horaires de trains chamboulés.
Autre victime, le fret. Et autre exemple : 18 kilomètres de voies séparent Valenciennes et Somain (Nord). Mais, explique Fabian Tosolini, agent de conduite SNCF affecté au fret, «le trajet va durer trois heures quarante-sept». A cause de deux stops, interminables, pour laisser passer d’autres circulations. «Normalement, ce trajet-là se fait en vingt-six minutes…» Des exemples comme celui-ci, propres à accélérer le déclin du fret – le trafic a diminué de 40% en dix ans -, Fabian peut en citer à la pelle. Manuel Martinez, son alter ego chez ECR (Euro Cargo Rail, l’opérateur privé de fret, filiale de l’allemand Deutsche Bahn), syndicaliste à la Fgaac-CFDT, est tout aussi prolixe. «Notre patron nous a dit lundi, au CE, que nous n’avions obtenu que 49 % des sillons [droits de circulation] demandés, soit moins d’un sur deux, alors qu’on avait décroché 72% de nos demandes l’an dernier.» Dans son bureau, place de la Madeleine à Paris, Alain Thauvette, président d’Euro Cargo Rail France, opine et en rajoute côté doléances : «Il nous faudrait aussi un guichet unique.» Ceci pour accélérer le traitement des demandes. Il pointe aussi le fait que RFF est un juge sans moyens : «On adresse nos demandes à RFF, mais derrière, ce sont les horairistes de la SNCF qui les établissent.» Le soupçon que ces derniers favorisent les trains de la SNCF n’est jamais très loin.
Autre illustration, la passerelle de Massy-Palaiseau (Essonne). Un passage tout neuf relie les quais des RER B et C, parmi les lignes les plus chargées de France (1,4 million de voyageurs quotidiens…). La décision de faire ce grand lien coûteux (70 millions d’euros) a été prise il y a quinze ans. Depuis la fin du printemps, le passage, couvert, avec ascenseur et tapis roulants, est achevé. Mais toujours interdit : les 47 000 navetteurs quotidiens continuent d’emprunter la vieille passerelle, étroite et battue par les vents. «On a fini par comprendre qu’ils avaient un problème pour installer le contrôle des voyageurs», relate Jérôme Guedj, le président du conseil général de l’Essonne et administrateur du Stif (Syndicat des transports d’Ile-de-France). Un retard qui doit, dit-il, «à la multiplicité des maîtres d’œuvre (RFF, SNCF, RATP…). Où est passé le bon sens ?» conclut l’édile, qui rappelle que sur la vieille passerelle, les passagers ont toujours circulé librement. Il pointe aussi l’insuffisance chronique des échanges sur la ligne B du RER : «Il faudrait une cellule de coordination vraiment unifiée» entre la RFF et la SNCF pour la partie gérée par cette dernière.
«Bunkerisation». Gilles Savary, fin connaisseur du rail, et qui pilote l’une des quatre commissions des assises du ferroviaire, confie en aparté : «Le système ferroviaire est devenu kafkaïen. On a entendu des choses extravagantes, avec des cheminots qui travaillent sur des missions de RFF, mais qui ne peuvent pas se parler», évoquant même «la bunkerisation» de ceux qui tracent les sillons. Et de conclure : «La séparation à la française est arrivée au bout de ses contradictions.» Rendez-vous le 15 décembre. Les assises rendront leurs copies. A charge pour l’Etat de trancher.