« Excédés, abandonnés par la SNCF, sans info… Après avoir vu des gens descendre des trains, nous n’avions plus d’autres choix que de faire comme les autres, ouvrir les portes et remonter à pied jusqu’à la gare. » Le 8 novembre, Saline exprime son désarroi sur le site Internet du journal Le Parisien. La veille, comme près de 50 000 voyageurs franciliens, elle a été bloquée plusieurs heures dans un train, à la suite de la chute d’un objet métallique sur une caténaire. Un incident mineur qui, en temps normal, aurait dû être réglé en peu de temps. Mais, ce jour-là, les usagers du RER ont craqué et sont descendus sur les voies. Conséquence : une paralysie totale du trafic dans le nord de l’Ile-de-France pendant de longues heures.
Critiqué par le ministre délégué aux Transports, Frédéric Cuvillier, ce énième mouvement d’humeur traduit le niveau d’exaspération des utilisateurs du train, notamment en région parisienne. « Cela ne se serait jamais produit voilà dix ans », estime un conducteur, témoin au quotidien de la dégradation de la relation entre la SNCF et ses usagers. Retards à répétition, annulations de dernière minute, absence d’information, les griefs s’accumulent à l’égard de la société publique qui peine, face à l’explosion du trafic, à assurer un service de qualité et s’emploie à calmer la grogne. Un enjeu de taille pris très au sérieux.
La multiplication des travaux sur le réseau ferré, destinés à rattraper les sous-investissements des années 1990, ne lui facilite guère la tâche. Victime de la politique du « tout TGV », menée depuis vingt ans par les gouvernements successifs, l’entreprise doit aussi composer avec un matériel vieillissant, trop souvent en panne. Enfin, les réductions de personnel la contraignent à fonctionner de plus en plus sans filet. Lors des fêtes de Noël de 2010, le périple de plusieurs centaines de kilomètres en taxi, sur des routes enneigées, du conducteur du Strasbourg-Port-Bou pour parvenir aux rames immobilisées, en fut une terrible illustration.
Hier encore, un tel contexte pouvait faire craindre le pire à une direction habituée à vivre sous la menace de cheminots prompts à se mettre en grève. Mais, aujourd’hui, le risque vient d’ailleurs. En l’occurrence, de ces clients à bout de nerfs. Partout en France, ils expriment leur colère. En témoigne, la floraison de collectifs d’abonnés ou de passagers d’un même train. Ephémères ou durables, plus ou moins agressifs, ils portent sur la place publique des revendications collectées dans les wagons, sur Facebook, Twitter ou à travers des blogs. A la tête de l’association A fond de train, qui regroupe près de 300 voyageurs de la ligne Paris-Cambrai, Didier Nakache a publié sur la Toile le film de wagons bondés et sans chauffage, après le changement d’horaires de 2011. Cette initiative lui a valu un passage au journal de 20 heures. Depuis, le soutien du président du conseil régional, menaçant de couper les subventions, lui a permis d’obtenir l’ajout d’une voiture supplémentaire et la réparation du système de chauffage.
Autre exemple : sur la ligne Lyon- Ambérieux – 12 000 voyageurs par jour en 2012, 6 000 en 2007 -, l’association créée par Jean-Pierre Fencel, après avoir alerté médias et pouvoirs publics, a obtenu le classement en « ligne malade » et le déblocage d’une enveloppe de 100 millions d’euros pour la conduite de travaux sur les voies.La médiatisation, principale arme des voyageurs
Bête noire de la SNCF, Willy Colin, porte-parole de l’Association des voyageurs usagers des chemins de fer (Avuc), vient de lancer le site Internet Turbulences, destiné à recueillir les témoignages et à recenser les couacs du système. « Nous ferons remonter les doléances à la direction », explique ce journaliste de France 3 Ouest, basé au Mans. En 2011, à la suite du succès de la pétition « SNCF ras-le-bol » – 11 000 signatures recueillies en quelques jours -, ce militant a été reçu par Guillaume Pepy. Le président du groupe lui a laissé son numéro de téléphone portable et proposé d’entrer au conseil d’administration. « Je ne l’ai jamais rappelé. Nous ne voulons pas être réduits au silence comme la Fnaut [la Fédération nationale des associations d’usagers des transports, elle, siège au conseil]. Il n’y a qu’en jouant la carte médiatique que la SNCF finit par bouger », estime-t-il.
Pétitions, grèves de présentation des cartes d’abonnés, lobbying auprès des élus, ces associations, qui regroupent souvent plusieurs centaines de personnes, sont difficiles à maîtriser. Côté SNCF, leur activisme n’est pas pris à la légère. « Nous travaillons avec une dizaine de collectifs que nous rencontrons une fois par trimestre, explique Didier Cazelles, directeur des opérations et des services aux clients de la branche SNCF voyages. Ils sont notre poil à gratter et nous menons même certains projets en commun. »
Sur le Transilien, victime de son succès avec une croissance de 30 % du volume de voyageurs au cours des dix dernières années, plusieurs lignes sont désormais dotées de blogs et d’un compte Twitter. « Je souhaite très rapidement généraliser cette pratique », rapporte Bénédicte Tilloy, directrice du réseau. Sur la ligne C du RER (540 000 passagers chaque jour), le fil Twitter lancé à la fin de 2011 compte déjà 3 500 followers. « En cas de problème, je consacre plusieurs heures par jour à répondre », témoigne la chargée de communication. La SNCF vient également de créer une plate-forme Internet baptisée « Questions-réponses ». A travers ce site collaboratif, l’entreprise s’adapte à son époque. Elle tente aussi, et surtout, de pallier ses carences : l’information délivrée aux clients.
L’information : c’est le point névralgique qui cristallise les critiques et fait monter la tension. « Sur ce sujet, on a le sentiment qu’ils n’apprendront jamais rien, soupire Jean Sivadière, président de la Fnaut. Ils devraient expliquer leurs difficultés. Les gens pensent que faire circuler un train est aussi simple que de faire rouler un jouet au pied du sapin de Noël. » »Les nouvelles technologies ont accru le niveau d’attente »
Sur le blog SNCFvamtuer, créé en 2012, trois jeunes femmes recensent au quotidien les malheurs qu’elles rencontrent sur la ligne B du RER entre Paris et Creil. Les mentions « retard » sans explication y sont légion. « Les nouvelles technologies ont accru le niveau d’attente et d’impatience des passagers », reconnaît Eric Breuil, directeur des services d’information voyageurs. Dotés depuis peu de smartphones, les contrôleurs peuvent désormais aller chercher l’information sur le Web. Cette année, ils ont même bénéficié d’une formation d’improvisation théâtrale pour améliorer leur aisance à communiquer.
Une visite au Centre national des opérations ferroviaires (Cnof), la tour de contrôle qui gère les trains sur tout le territoire, permet de saisir la complexité du système. « Selon la nature d’un incident, nous pouvons faire une première estimation, explique Isabelle Delobel, directrice des opérations. Mais un train à l’arrêt entraîne automatiquement de multiples conséquences qui ne peuvent être analysées qu’en prenant un peu de temps et dans le calme. » Dans la vaste salle du Cnof, plongée dans une semi-pénombre, derrière leurs écrans bariolés de graphiques multicolores, une vingtaine d’agents traquent les incidents. Seule leur intervention permet de rétablir le trafic et d’annoncer une bonne nouvelle aux voyageurs. En cas de crise majeure, une partie de la troupe s’installe au calme, dans la salle voisine. Celle-ci n’ouvre pas plus d’une trentaine de fois par an. Le reste du temps, les problèmes à régler relèvent malheureusement… du quotidien.